« Que tu n'aies pas
de honte à être dévêtue
Ou que tu trembles de crainte,
Donne-moi le charme non défleuri de tes lèvres...»
Vladimir Maïakovski
Le petit cliquetis s’intensifiait en s’approchant. Bientôt, un souffle maculé par l’odeur familière du sang embruma la glace qui les séparait de leur géniteur. La respiration accélérée de la jeune fille fut calmée par le contact du bras protecteur de son frère. Elle leva les yeux vers lui. Il était tout aussi effrayé. Il contrôlait tant bien que mal ses excès de tremblements.
« Dis, Sidney, est-ce que… »Le murmure qu’était sa voix se brisa en un flot de larmes incessant, qu’elle tentait de retenir.
« Est-ce qu’ils sont tous…morts? » *
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Parmi les établissements sociaux et économiques de la famille Scheller existait un orphelinat qui avait fait la renommée de toute l’Allemagne. D’abord parce que c’était une propriété de l’une des familles les plus influentes dans la noblesse Allemande, ensuite parce que c’était là un orphelinat bien particulier, dirigé par Le Compte Scheller en personne, et dont les intégrants n’étaient pas spécifiquement des orphelins normaux.
Surdoués, psychologiquement troublés, personnalités à problèmes et autres « types » d’enfants y étaient accueillis, et y vivaient un confort quasiment inexistant dans les orphelinats normaux. Il en va sans dire que ces enfants étaient soumis à divers tests psychologiques afin de les juger aptes à faire partie de l’établissement.
Vous vous demandez certainement « Quand ? Pourquoi ? Comment ? Où ? »
Il y a de cela plus d’un siècle, le compte Scheller Ier du nom, encore célibataire, s’ennuyait à mourir. Il ne voyait rien qui put amuser son auguste personne. Ainsi donc, en passant près des cuisines, il entendit les domestiques discuter d’un sujet qui leur prenait tout leur temps ces derniers mois. L’aide cuisinière était morte en laissant à leur charge un enfant turbulent et ils ne savaient que faire de lui. Le compte eut donc l’idée d’ouvrir un orphelinat où tous les enfants pourraient vivre. Cela aurait pu être un élan de bonté si, par malheur, les héritiers Scheller, même le tout premier, n’étaient pas totalement ‘mauvais’. L’idée d’y insérer des ‘dégénérés’ lui plut immédiatement et celle d’y faire entrer des surdoués aussi. Il choisit minutieusement l’endroit. Bad Kissingen, en Bavière. Un lieu calme et serein, où un tel manoir serait pris pour un don du ciel. N’est-ce pas ?
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Le Compte Sebastian Adolf Scheller IVème du nom n’était pas ce que l’on pouvait appeler le parfait gentleman. Imprévisible et nerveux, sa chère épouse n’en avait subi que peine et dépit depuis l’arrangement de leur mariage, et leurs deux progénitures n’avaient vécu dans leur enfance que souffrances répétées. Le manoir familial dans lequel ils avaient passé leur vie avait assisté à bien des drames…
Les grandes familles ont toujours leurs secrets à préserver…Le Compte Scheller IIIème du nom était dans sa pièce préférée lorsque son héritier le surprit en pleine méditation, un fusil de chasse marqué par le blason de la famille Scheller. Le jeu d’échec, encore tacheté par le sang n’avait pas changé… Les deux rois se faisaient face, se défiant mutuellement, alors que leurs subordonnés ne faisaient plus partie du jeu… Un cadavre féminin encore chaud gisait dans un des sombres coins de la chambre, se noyant dans son sang. Et l'homme le regardait un sourire narquois aux lèvres. Son imposante silhouette se retourna lentement vers le regard effrayé d’un enfant, il avait une soudaine expression de résignation douloureuse sur le visage. L’enfant n’avait jamais vu son père ainsi.
« Ils sont tous... morts ? »« Ta mère…tes sœurs et ton jeune frère…avaient accompli leur part. A présent, leur présence dans le jeu est superflue. »Son regard doré se posa sur la table d’échec, tandis que ses minces lèvres s’arquèrent en
un sourire amer.
« Il ne reste plus que nous deux… mon fils. »Un doigt blême, ciselé par le temps fit délicatement tomber le roi blanc de l’échiquier.
« Et je dois à présent te céder mon titre… »Il tendit alors à son fils le fusil qu’il avait dans la main, l’expression figée.
« A toi de continuer à préserver cette famille. Sebastian. »« Père… Dois-je réellement… »« Ceci est la destinée de tous les héritiers Scheller. Maintenant, accomplis ton devoir, mon fils. »L’enfant saisit alors l’arme et la pointa vers son père. Petit à petit, le puzzle rouge se formait.
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« Accomplis ton devoir, mon fils ! »La voix de leur père résonna dans les couloirs sombres du manoir. Sidney serra le bras de sa sœur. Il lui était tout à fait inconcevable de faire du mal à Emilie, alors comment songer à la tuer ? Ils avaient tous deux conscience que c’était là la seule intention de leur père. Oui, après tout, dans cette famille-là, les membres ne représentaient que quelques pions sur un échiquier. Il fallait s’en débarrasser. Il baissa des yeux réconfortants vers sa sœur. Surtout pas Emilie. Elle était sa reine, et le roi ne peut régner sans reine.
« Emilie, je te protégerai. »Du moins, il essayera. Avait-il jamais eu la force de prouver et protéger quoi que ce soit ? Il en aurait bientôt la réponse. Il serait le seul à briser « la loi » imposée par le titre, pour elle.
« Sidney… Il a un fusil dans la main. »« Ne t’en fais pas, à travers ce verre nous pouvons le voir mais lui ne le peut pas. Il ne peut rien… »« Mais il connait son manoir… Sidney… »Elle essaya d’esquisser un sourire alors que ses lèvres d’enfant tremblaient de frayeur.
« Je sais ce qu’il veut que tu fasses. »« Surtout pas… »Un énorme fracas se fit entendre et bientôt, une masse assez lourde s’acharna sur la porte qui séparait leur petit refuge du reste de la demeure. La jeune fille, prise par un élan de panique incontrôlable se serra contre son frère. La porte claqua violemment, la silhouette du Compte Scheller IV apparut, le même fusil utilisé jadis pour voler la vie de son propre père à la main, les yeux mi-clos, arborant un sourire vide. Il semblait plongé dans une sorte de léthargie profonde, si bien qu’aucune parole ne semblait pouvoir l’atteindre. Il s’approcha d’eux à pas lents et réguliers, faisant tinter un aigre ricanement de plaisir. Emilie enfouit instinctivement son visage dans le cou de son frère pour mieux fuir le regard du compte, alors que Sidney fixait ses iris encore imbibés par les traces de l’enfance dans les yeux austères de son géniteur.
« Sidney… mon fils. Je sais ce que tu dois penser à cet instant, chacun des héritiers précédents l’ont su… Ce mépris du sang et de la mort fait partie de toi, mais là et maintenant, tu dois t’en débarrasser… Le titre d’héritier est un titre, et il ne peut-être réellement confirmé que si les principes en eux-mêmes sont respectés. Les grandes familles sont bâties sur des principes…et celui-là est loin d’être mauvais, mon fils… Ses existences ont accompli leur rôle décoratif jusqu’à présent, mais tu n’en as plus besoin. Oui, il faut éliminer tout ce qui peut s’avérer inutile ou nuisant, seul toi compte sur cet échiquier. Regarde-la trembler dans tes bras, si faible qu’elle est… Une chose aussi inutile devrait susciter ton mépris… »Il lança à sa propre fille un étrange regard dégoûté, puis, très lentement, prit la main de son fils, mit le fusil dans sa paume et renferma les doigts frêles de l’enfant. Sidney était comme figé, ses membres devenant rigides par la peur, la sueur couvrit son front blême et ses yeux dorés s’écarquillèrent.
« Maintenant… Accomplis ton devoir… Compte Sidney Adolf Scheller Vème du nom. »Sidney se releva alors brusquement. Tout son corps n’était que tremblement alors que l’arme pesait sous son bras. Il pointa alors l’arme vers sa sœur, qui ferma les yeux, exhala un douloureux soupir saccadé. Alors, de sa voix la plus tendre, il murmura.
« Je suis désolé… »Un coup de feu sec et bref fit s’envoler les derniers moineaux de cette saison qui s’achevait. Le cadavre ensanglanté du Compte Scheller IV gisait sous les pieds de l’enfant, un rictus acerbe sur le visage.
« …Père. »